Une innovation qui tarde à trouver son public

L’intermodalité c’est chouette. Pour polluer moins, et surtout bouter les camions hors de nos belles routes, où ils ont tendance à casser notre pointe de vitesse en se dépassant entre eux sur les 2x2 voies, tout le monde est prêt à soutenir l’innovation. Humour mal placé mis à part, je pense avoir de solides préjugés en faveur de l’intermodalité. Mais qu’on n’en abuse pas…

 

Ce n’est pas, loin de là, la première fois que j’entends ces bruits. J’en avais même fait l’echo sur ce blog lors d’un commentaire d’un débat au sénat, à la fin de l’année dernière. Mais bon à l’époque il était difficile de tirer des conclusions, à peine quelques mois après l’ouverture effective du service par la société. Puis, il y eut  un intervenant d’une grande compagnie ferroviaire française, qui pourfendait le patron, plus doué selon lui pour le lobbying que pour la technique ferroviaire. Puis encore un éditorial très agacé de la FNTR (LTR du 2 mars)… Aujourd’hui, faut-il tirer un trait sur les chances de succès de l’aventure ? Pas forcément, les projets innovants mettent souvent du temps à rencontrer le succès.

 

Mais quand même.

On ne peut que rester abasourdi devant le culot de Philippe Mangeard et de Modalohr (sa société), puisque c’est bien de ça qu’il s’agit. J’avais trouvé le premier très sympathique et convainquant, lors d’une conférence en septembre dernier. Je ne m’étais même pas aperçu que je l’avais indirectement égratigné au début de’ l’année (« l’optimodalité » c’est lui). Mais la dure réalité s’impose.

 

   Le journal en ligne l’Essentiel méritant bien son nom, j’en suis réduit à copier-coller in-extenso un paragraphe de l’article consacré au sujet, l’autoroute ferroviaire Perpignan/ Luxembourg.

 

Actuellement, un seul aller-retour est assuré chaque jour sur plus de 1 000 km avec un taux de remplissage de 35% seulement sur 80 places disponibles, a précisé Philippe Mangeard, président de Modalohr, filiale de Lohr Industrie. Mais la société Lorry-Rail, qui exploite la ligne et dont Modalohr est actionnaire, prévoit "un doublement de fréquence dès 2009" avant «au moins 10 trains par jour dès 2012.

 

En gros, ça ne marche pas notre truc, on n’arrive pas à trouver 80 camions par jour pour remplir notre ligne (un aller retour par jour) sur un des axes routiers les plus fréquentés d’Europe (et les poids lourds passent presque tous au Luxembourg pour se ravitailler en essence moins chère…), mais à part ça tout baigne. On va augmenter les investissements, on va trouver 10 sillons[1] par jour sur un des axes ferroviaires les plus encombrés de France (notamment à cause du bouchon ferroviaire lyonnais, qui n’est pas prêt d’être résorbé vu l’opposition locale au projet de contournement fret de Lyon), le tout pour faire circuler des trains à deux-tiers vides.

Monsieur Mangeard a oublié de placer un mot sur le futur réseau européen d’autoroute ferroviaire (voir la carte), ou sur l’ouverture de l’autoroute ferroviaire atlantique (que le site de Lohr annonce encore pour 2008), mais ça a du être coupé à la mise en page… Accessoirement, je sais maintenant pourquoi l’ouverture de la ligne a été retardée : « Les wagons n'avaient pas été initialement conçus pour résister aux vents violents qui soufflent sur une partie du parcours. ». La communication avec la SNCF (qui connaissait forcément le problème) a l’air constructive...Le plus drôle (façon de parler), c’est que le groupe Lohr, à l’origine du projet, a finalement mis peu de billes dedans, il ne possède que 12,5% (par l’intermédiaire de Modalhor) du groupe Lorry-Rail (contre notamment 42.5% pour la Caisse des Dépots, en gros l’Etat, et 20% à Vinci).

 

Maintenant qu’on a critiqué un peu facilement, on peut essayer d’être un peu plus constructif. Pourquoi l’autoroute ferroviaire (AF), qui fonctionne grâce à un très ingénieux système de wagons pivotants, qui permettent de charger rapidement les camions sans portiques de manutention (par contre, il faut des quais spéciaux), n’arrive pas à décoller ? On en est réduit aux hypothèses (que je n’ai pas inventées, mais qui proviennent d’acteurs divers du monde du transport).

D’une part le problème de la diversité des dimensions des semi-remorques, qui tendent à prendre de l’embonpoint partout où c’est possible, a apparemment été sous-estimé (en particulier les remorques de plus de 4 mètres de haut ne peuvent utiliser l’AF), ce qui limite le nombre de clients potentiels. D’autre part la fréquence (un train par jour) doit rendre difficile l’utilisation du service par une compagnie routière. Celle dernière doit programmer un changement de conducteur (le premier amène la semi au Luxembourg, le second la récupère une grosse douzaine d’heure plus tard à Perpignan), développer donc un processus de transport complexe, qui doit adapter tout un parcours européen à l’horaire de l’unique train quotidien de Lorry-Rail, et qui peut être totalement remis en cause par un simple retard du premier conducteur (qui devrait alors attendre 24h le prochain train !). De ce point de vue, Modalhor a raison de militer pour une augmentation de la fréquence. Mais, nonobstant les problèmes de sillons, il faudra alors trouver 800 camions pour 10 aller-retours, alors qu’on arrive difficilement à en trouver 25 aujourd’hui.

Car le problème principal de l’AF, aujourd’hui, ça semble être le prix. Calqué sur les coûts des routiers français (et le prix français de l’essence, je suppose…), il serait trop cher (environ 1000€) à l’aune de la perte de compétitivité à l’international du pavillon français, dont le principe sinon l’ampleur est peu contesté. De façon peut-être encore plus cruciale, pourquoi un routier opterait pour un système compliqué, hasardeux, et même pas moins cher, alors que son système de transport basique (un camion tout du long) a lui marche bien ? Certes, l’AF est plus rapide (14h contre 22h en routier, selon Fret SNCF), mais vu le temps de sécurité et de chargement, cet avantage est réduit, surtout avec la fréquence actuelle. Certes, l’AF est ponctuelle (le magazine de Fret SNCF revendique 90% de ponctualité à 30 minutes), mais d’une part cela nécessite deux sillons (il faut un sillon de secours) par trajets et d’autre part le routier ne doit pas être beaucoup moins performant.

 

Bref, l’AF semble mal engagée, alors que la conjoncture est favorable (notamment la hausse du pétrole). Cela ne peut satisfaire personne. Cependant, il est vrai, que, tant que les AF auront la côte auprès du gouvernement actuel (et surtout tant qu’un autre projet intermodal aussi médiatique mais plus crédible n’aura pas apparu), Lorry Rail n’a pas trop de souci à se faire. Les factures seront payées d’une façon ou d’une autre.

 



[1] Un sillon ferroviaire, c’est une plage de temps précise où on va faire passer un train, sur un certain parcours



22/03/2008
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