J'ai raconté dans un article précédent les raisons de la politique d'abandon partiel du wagon isolé par la SNCF, service qui tend donc à n'être disponible que dans des zones limitées, pour un prix permettant à la SNCF de faire face à ses charges. En gros, le wagon isolé coûtait très cher et n'était pas forcément une bonne affaire au niveau environnemental. Or, Philippe Bohlinger, dans le numéro 890 de Transports Actualités (4 avril), va plus loin : dans certains cas, la fin du wagon isolé a permis de favoriser le ferroviaire ! Comment expliquer ce paradoxe apparent ?
L'auteur donne les exemples alsaciens de Kronembourg, le brasseur bien connu, et de Hartman France, un spécialiste des produits médicaux à usage unique. Le premier est particulièrement intéressant.
Pour le groupe de bière, qui dessert le marché français à partir de son unique usine d'Obernai, et qui envoyait 10 000 wagons isolés auparavant (représentant l'équivalent de 15000 camions), il s'agissait de réorganiser sa logistique, après la réorganisation de l'activité wagon isolé par la SNCF. D'une part, l'entreprise est passée au contrat DDP ("franco", c'est l'expéditeur qui prend en charge le transport, jusqu'au destinataire), et à donc repris en main sa logistique, auparavant sous la responsabilité de ses clients, pour en confier l'organisation à Kuehne et Nagel. D'autre part, l'entreprise s'est réorganisée pour permettre l'envoi de trains entiers, qui vont ensuite être acheminés (par la SNCF, sachant que Veolia transporte déjà des bouteilles vides pour Kronembourg) dans un des trois nouveaux entrepôts régionaux, où les blondes, brunes et autres rousses seront stockées en attente du trajet terminal, effectué en camion. 60% des expéditions devrait utiliser ce système. Résultat, début 2009, "chaque palette ne devrait plus cheminer que par 160 km de bitume, contre 500 km auparavant". 500 km auparavant ! Le wagon isolé ne devait pas très bien marcher...
En fait, cette nouvelle réorganisation (et surtout les importants investissements nécessaires, l'article parle de 10 millions d'€!) n'a été rendu possible que par un climat favorable au ferroviaire : pétrole cher, congestion routière en Alsace (ou les camions allemands se réfugient pour échapper à la LKW Maut allemande!), relative pénurie de transporteur (cependant, en 2005, l'indicateur de tension du marché de l'emploi de l'Alsace était loin d'être le plus élevé, avec 0.87 offre d'emploi par demandeur).Selon Régis Holtzer, directeur supply chain de Kronembourg, "c'est aussi une manière d'anticiper sur l'extension du système des quotas de CO2". Mais comme on l'a vu avec Modalohr, un climat favorable ne suffit pas à garantir le succès.
Ici, c'est surtout à un changement global de la stratégie logistique de chargeur, qui a semble-t-il pris en compte le transport comme un champ stratégique majeur, que l'on doit cette avancée. A noter aussi que Kronembourg a négocié des compensations en cas de grève de la SNCF, ce qui ne parait pas complètement inutile, et qu'il prévoit de mutualiser ses flux avec certains concurrents.
Bref, la fin du wagon isolé a pu conduire certaines entreprises à innover et à améliorer la qualité de leur système de transport, en adoptant une tactique de massification des flux, plus favorable au transport ferroviaire d'un point de vue économique, mais également plus favorable à l'environnement. Cela reste néanmoins un cas particulier (et probablement mis en avant par le service communication de la SNCF), donc cela ne peut guère être utilisé, en l'état et en toute rigueur, pour défendre la réforme de la SNCF. Néanmoins, on aurait tort de dédaigner les bonnes nouvelles, elles ne sont pas si nombreuses.
Edit : un article très intéressant du site rayon-boisson, qui confirme que seuls de très gros chargeurs comme Kronenbourg peuvent se permettre de passer au train complet.